Petite-fille et fille d’esclaves, Madame C.J. Walker créa au début du siècle une compagnie de produits cosmétiques et capillaires, devenant ainsi la première femme noire millionnaire de l’histoire des Etats-Unis.
«Je suis une femme originaire des champs de coton du sud. De là, je suis devenue blanchisseuse. Puis, par la suite, cuisinière. Enfin, je me suis lancée dans le business des produits cosmétiques et capillaires. J’ai tracé mon propre chemin.» Ainsi parlait, évoquant son étonnant destin, Sarah Breelove, plus connue sous le nom de Madame C.J. Walker. Etonnant destin en effet que celui de cette petite-fille et fille d’esclaves, bâtisseuse d’un empire cosmétique qui, au lendemain de la Première Guerre mondiale, employait pas moins de 3000 agents commerciaux – tous noirs – et dont les produits, fabriqués dans une grande usine située à Indianapolis, étaient distribués sur presque tout le territoire des Etats-Unis. Première femme noire millionnaire de l’histoire du pays, militante ardente de la cause des Noirs outre-Atlantique, dénonciatrice infatigable des lynchages qui, au début du siècle encore, endeuillaient presque quotidiennement les communautés noires des Etats du Sud, elle fut de son temps, et reste encore aujourd’hui, une référence pour de très nombreuses afro-américaines. Plus largement, elle symbolise l’émergence progressive, au tournant du XXème siècle, d’une classe d’entrepreneurs noirs bien décidés à tirer parti de l’abolition de l’esclavage, proclamée en 1865, et à se faire une place dans leur nouvelle patrie. La réussite de Madame C.J. Walker doit en effet beaucoup au contexte. Elle s’inscrit dans un moment clé de l’histoire des Etats-Unis, marqué par la fin de l’esclavage, la migration massive des Noirs des Etats du Sud vers les grands centres industriels et urbains du Nord du pays et l’essor d’un capitalisme de masse. Sa force fut de comprendre les besoins des nouvelles classes moyennes noires du pays et d’en tirer parti.
Aux Etats-Unis, où un timbre-poste à son effigie a été émis en 1998, rares sont les afro-américains qui ne connaissent pas cette légende, racontée par l’entrepreneur elle-même : celle de l’origine de son succès. C’était au début des années 1900. Affligée d’une maladie du cuir chevelu qui lui faisait perdre ses cheveux, Madame C.J. Walker avait essayé, sans succès, toutes sortes de remèdes, sombrant peu à peu dans le désespoir. Une nuit, elle fit un rêve. « Dans ce rêve, je priai pour que Dieu me vienne en aide et il exauça mon vœu, devait-elle raconter. Un gros homme noir m’apparut. Il s’assit à côté de moi et me dit quels éléments mélanger pour élaborer une préparation qui guérirait mes cheveux. La plupart de ces ingrédients venaient d’Afrique. Le lendemain matin, je fis ce qu’il m’avait dit et appliquai le produit sur ma tête. Tous mes problèmes disparurent et mes cheveux repoussèrent en quelques jours. Je décidai alors de vendre cette préparation à toutes les femmes noires affligées des mêmes problèmes. » Véritable révélation nocturne ou, plus sûrement, formidable « coup de marketing » ? Le recours à la Providence divine ne pouvait manquer en effet d’interpeller les communautés noires dont la vie sociale s’organisait largement à travers les églises – lieux de prières autant que de rassemblement communautaire – et au sein desquelles le Pentecôtisme – qui croit dans le pouvoir de la guérison divine – progressait rapidement. De même, en invoquant l’origine africaine de son produit, Madame C.J. Walker investissait ce dernier d’une puissance magique, celle des herbes médicinales traditionnelles, à laquelle ses congénères restaient fortement attachés. Subtil équilibre des influences qui assura son succès…
D’un tel succès, la jeune Sarah Breelove n’aurait sûrement jamais rêvé 30 ans plus tôt. Lorsqu’elle naît en 1867, dans une petite bourgade de Louisiane, cela fait deux ans que la Guerre de Sécession est terminée et que l’esclavage a été aboli. Anciens esclaves devenus libres, ses parents sont restés sur plantation de leur maître, dont les biens ont été confisqués, et sont devenus propriétaires d’une cabane en rondins et d’une modeste parcelle de terre. Mais la vie est difficile. La récolte de 1867 a été désastreuse. En Louisiane comme dans tous les anciens Etats esclavagistes, la condition des Noirs, victimes de l’hostilité systématique des Blancs et d’actes de violence répétés, est presque intenable. Tout le Sud des Etats-Unis est acquis au parti démocrate, alors dominé par la composante sudiste et conservatrice. Devenus électeurs en 1866, les Noirs estiment plus prudents de s’abstenir. C’est dans ce climat oppressant, et alors qu’un nombre croissant d’anciens esclaves choisit d’émigrer vers le Nord, que la jeune Sarah Breedlove grandit. En 1873, alors qu’elle a sept ans, elle perd sa mère. Deux ans plus tard, c’est au tour de son père de disparaître. Trop jeune pour subvenir elle-même à ses propres besoins, elle est prise en charge par sa sœur aînée qui vient de se marier avec un ancien esclave. Violent, l’homme la fouette presque chaque jour et abuse d’elle régulièrement. A la violence domestique s’ajoute celle de l’extérieur. En Louisiane, les lynchages de Noirs sont désormais quotidiens. En 1878, sur fond de crise économique et de climat de terreur Sarah, sa sœur et son mari s’installent à Vicksburg, dans le Mississippi, où la situation est un peu moins tendue. Pour échapper à son beau-frère, Sarah y épouse en 1881 – elle a 14 ans – un certain Moses Mc Williams, un Noir qui mourra en 1888, peut-être à la suite d’un lynchage, non sans avoir eu le temps de lui donner une fille.
Commence alors, pour la jeune fille, de longues années d’errance. D’abord employée comme blanchisseuse à Vicksburg, un destin tout trouvé pour une Noire – 65% des blanchisseuses aux Etats-Unis sont alors d’origine africaine – Sarah Breedlove part en 1888 pour Saint-Louis, la grande ville industrielle du Missouri, qui abrite une importante communauté noire. Installée comme blanchisseuse, elle est l’un des piliers de l’église noire locale que fréquentent les membres de la nouvelle classe moyenne noire en plein essor, enseignants, juristes, médecins et surtout barbiers propriétaires de leur échoppe, au nombre de 300, qui constituent le fer de lance de la classe entrepreneuriale noire. Elle y fait des rencontres qui lui seront, plus tard, d’une grande utilité. C’est à Saint-Louis également qu’elle fait la connaissance de son second époux, John Davis, un bon à rien qui la trompe sans vergogne mais qui lui donne l’apparence de respectabilité à laquelle elle commence à aspirer. Là toujours que, lasse des foucades de son époux, elle commence une liaison avec Charles Joseph Walker, un journaliste qu’elle finira par épouser en 1906 avant d’en divorcer quatre ans plus tard, et dont elle ne conservera que le nom, Walker. C’est à Saint-Louis enfin qu’elle contracte cette maladie du cuir chevelu et qu’elle commence à perdre ses cheveux…
Les cheveux… Dans les communautés noires de l’époque, ils tiennent une place considérable. Avoir de beaux cheveux c’est, dit-on traditionnellement, l’assurance et le signe d’une vie professionnelle réussie et d’un statut social élevé. A les embellir et à les soigner, les femmes noires consacrent un temps considérable. Leur réputation en la matière est telle que se sont elles que, dans les Etats du Sud à l’époque de l’esclavage comme dans les Etats du Nord abolitionnistes, les femmes blanches choisissaient majoritairement pour coiffeuses. Après 1865, une nouvelle mode s’est imposée : le défrisage. Dans l’espoir de s’intégrer à la société américaine blanche ou du moins de lui ressembler, les femmes de la classe moyenne noire cherchent par tous les moyens à se raidir les cheveux, suscitant la création de multiples échoppes de soins capillaires. On comprend le désespoir de Sarah Breedlove, dont les cheveux commencent à tomber au moment même où, au contact des membres de l’Eglise Noire de Saint-Louis, elle aspire à une certaine respectabilité.
La suite est connue…du moins telle que la raconte Madame C.J. Walker. Car la réalité est un peu différente de celle, onirique, que livrera plus tard l’entrepreneur. Aux alentours de 1900, après avoir testé en vain toutes sortes de mixtures, Sarah Breedlove pousse la porte de la boutique d’Annie Minerva Turnbo. Cette femme ambitieuse a vite compris tout le parti qu’elle pouvait tirer de la passion des femmes noires pour les beaux cheveux et lancé, sous le nom de Pope-Turnbo, une ligne de produits capillaires vendue dans les quartiers noirs de la ville. Habilement, elle a également commencé de se constituer un réseau d’agentes – exclusivement des femmes – chargées de faire la promotion de ses préparations. On ignore si les produits Pope-Turnbo eurent quelque effet sur les cheveux de Sarah. Ce qui est sûr en tout cas, c’est qu’Annie Minerva Turnbo n’a aucun mal à convaincre la future Madame C.J. Walker de devenir son agente à Denver. On l’y retrouve en 1905, menant de front ses activités de vendeuse à domicile et de cuisinière chez un pharmacien blanc de la ville.
C’est là, à Denver, que le destin de Sarah Breedlove bascule ; là que, selon elle, elle aurait eu son célèbre rêve. La réalité, là encore, est un peu différente. En 1906, lasse de travailler pour Annie Minerva Turnbo et ayant elle aussi senti le filon, Sarah Breedlove met au point, dans la modeste chambre de bonne qu’elle occupe et peut-être sur les conseils du pharmacien qui l’emploie, son fameux « produit miracle », baptisé « Wonderful Air Grower » : en fait, une banale mixture faite à partir de désinfectant, d’extrait de parfum de violette et de sulfate de cuivre. Ayant testé avec succès ce mélange sur elle-même et sur des voisines, elle entreprend de sillonner sans relâche les Etats du Sud et les grands centres urbains du Nord des Etats-Unis pour faire la promotion de son produit auprès des femmes Noires, laissant à sa fille le soin de préparer et d’expédier les commandes depuis Denver. La première clé de son succès, ce sont les églises noires, ces lieux de rassemblement où les communautés noires discutent de tout ce qui les concerne et qui constituent un réseau serré de relations et de connaissances. Dans chaque ville où elle s’arrête, elle y organise, avec l’aide des pasteurs et des notables locaux, de grandes séances de démonstration et de vente, suscitant par contrecoup un formidable effet de bouche-à-oreille. L’autre clé, c’est un étonnant sens marketing. Afin de développer les ventes, elle est la première à faire représenter un visage – le sien, encadré d’une magnifique chevelure – sur l’emballage de ses produits, permettant à ses clients de s’identifier à une personne réelle. Ayant très bien compris l’importance de la publicité, elle est également la première à montrer, dans ses encarts, un visage avant et après traitement. Surfant sur la soif de reconnaissance des classes moyennes noires, elle se fait appeler Madame C.J. Walker, une petite révolution chez les Afro-Américains que les blancs, depuis toujours, appellent par « oncle » et « tante » ou par leur prénom, suscitant en retour un vrai de sentiment de fierté parmi ses congénères. Autant de recettes qui contribuent au développement très rapide des commandes. Shampooing, savons, produits capillaires… Au fil des années, de nouveaux produits s’ajoutent au Wonderful Air Grower. Madame C.J. Walker est en fait la première à créer une ligne complète de produits cosmétiques de marque destinés à la communauté noire des Etats-Unis…
En 1910, afin de faire face à la croissance des ventes, l’entrepreneur doit faire construire une véritable usine à Indianapolis, la principale ville industrielle des Etats-Unis. Elle y emploie une centaine d’ouvrières. Ses produits sont vendus dans tout le pays par l’intermédiaire d’un réseau de représentantes qui, à sa mort, comptera plus de 3000 personnes. Elle ouvre également, dans les principales villes des Etats-Unis, des salons spécialisés dans les soins capillaires. Devenue très riche, se montrant volontiers au volant d’une automobile, Madame C.J. Walker habite désormais dans une grande villa qu’elle s’est fait construire près de New York, la Villa Lewaro. Elle compte pour voisins les industriels Jay Gould et John D. Rockefeller… Entrepreneur à succès, c’est aussi une philanthrope généreuse, membre de plusieurs associations œuvrant en faveur de la promotion des gens de couleurs. Lorsqu’elle meurt en 1919, c’est l’un des membres les plus respectés de la communauté noire américaine mais aussi des élites blanches de la côte Est. Surprenant destin pour cette fille d’anciens esclaves…