On l’appelait « la Panthère ». A cause de son caractère farouche et inflexible. Mais aussi à cause de ce bijou – l’une de ses créations les plus célèbres -lancé dans les années 1950 et figurant une panthère. « Campé sur un saphir cabochon de 152,35 carats, revêtu d’un pavage de diamants tachetés de saphirs calibrés, l’animal est empreint de férocité et de sensualité… » L’objet, une merveille de finesse et de luxe, sera acheté pour la première fois par la duchesse de Windsor, une habituée de Cartier. Décliné en broches, montres, vanitys, pendules et briquets, le félin deviendra alors l’emblème de la maison Cartier. Enthousiasmés, les clients du monde entier lui commanderont d’innombrables variations, comme ce tigre en saphirs et diamants conçu pour Barbara Hutton.
Mystérieuse et solitaire, mais aussi généreuse, inspirée et douée d’un sens inné de l’élégance : ainsi apparaît Jeanne Toussaint dans le récit en forme d’autobiographie que lui a consacré Stéphanie des Horts (« La Panthère », JCLattès). Directrice de la haute joaillerie de Cartier pendant plus de vingt ans, bénéficiant de la confiance de Louis Cartier, dont elle fut la maîtresse, elle renouvela profondément les créations de la maison, donnant naissance à des bijoux fabuleux – parures indiennes, colliers ornés de fauves et ruisselants de rubis, broches-oiseaux parées de diamants… -, aux lignes modernisées. Elle fut également la première à réemployer l’or jaune.
Rien, pourtant, ne destinait la Panthère à devenir l’âme et l’inspiratrice de l’une des plus grandes maisons de luxe parisiennes. Née à Charleroi, en Belgique, en 1887, Jeanne Toussaint est la fille de commerçants en dentelle installés à Bruxelles. Tandis que sa mère pique et coud, son père s’occupe de la vente, chargeant de bon matin son chariot et faisant le tour des marchés. Le commerce est prospère et Jeanne, qui reçoit une éducation religieuse, connaît une enfance heureuse aux côtés de sa soeur aînée, Charlotte, qu’elle adore et qui jouera plus tard un rôle important dans sa vie, et de son petit frère. Jusqu’à ce jour d’hiver où son père tombe brutalement malade. Incapable désormais de poursuivre ses tournées, il laisse à sa femme le soin de faire vivre le commerce. Est-ce l’effet de la lassitude ? Toujours est-il que la dentellière tombe sous le charme d’un vagabond allemand présentant bien et à l’étonnant bagout. L’homme a vite fait de s’installer chez les Toussaint et de prendre en main l’affaire familiale, à laquelle il apporte d’importantes améliorations. Mais il a aussi vite fait de « s’intéresser » aux deux filles de la maison. A Charlotte, d’abord, qui finit par s’enfuir, puis à Jeanne. Encore adolescente, celle-ci est abusée à plusieurs reprises par cet homme venu de nulle part et qui, peu à peu, a pris la place de son père…
Prête à tout pour fuir un milieu familial étouffant et une ville – Bruxelles -qu’elle a désormais en horreur, Jeanne se laisse séduire, à seize ans, par le fils un rien dévoyé d’une bonne famille aristocratique française : Pierre de Quinsonas. Première d’une longue série de liaisons qui l’amèneront peu à peu à côtoyer la haute société parisienne… Ayant fui en Belgique afin d’échapper au service militaire, le jeune homme est beau, brillant, romantique à souhait et bien décidé à refuser le destin que sa famille a tracé pour lui. Mais il est des réalités qui ont la vie dure. Menacé d’être déshérité, Pierre de Quinsonas doit rentrer en France, où l’attend un brillant mariage. Mais il ne repart par seul. Dans ses bagages, il emmène en effet Jeanne, qu’il installe dans un appartement situé non loin du boulevard Lannes.
A dix-sept ans à peine, Jeanne est devenue une femme entretenue, l’une de ces « cocottes » dont regorge le Paris de la Belle Epoque. Dans la capitale, la jeune fille retrouve sa soeur Charlotte qui, depuis Bruxelles, a fait elle aussi beaucoup de chemin. Installée dans un magnifique hôtel particulier du boulevard Malesherbes, elle est alors la maîtresse d’un respectable conseiller à la Cour des comptes qui se ruine pour elle. A sa soeur cadette, Charlotte apprend les us et coutumes du « métier », de la « vie à l’horizontale », comme on l’appelle alors.
Voilà Jeanne lancée dans ce monde un peu particulier où se côtoient demi-mondaines et aristocrates, « les unes offrant le plaisir, les autres la décence de l’existence », comme l’écrit joliment Stéphanie des Horts. Délaissée par Pierre de Quinsonas, Jeanne enchaîne les liaisons, avec un peintre mondain, avec des industriels et des hauts fonctionnaires, puis avec un baron d’affaires, Pierre Hély d’Oissel, futur président de Saint-Gobain, l’un des grands amours de sa vie, qu’elle finira par épouser en 1954 après une vie bien remplie. Entretenue, couverte de bijoux, elle mène grand train, sur les grands boulevards, au bois de Boulogne, aux Bouffes Parisiens, à l’Opéra, chez Maxim’s, au restaurant Lucas, place de la Madeleine, dont la décoration a été conçue par Louis Majorelle et où le tout-Paris se presse, où bien encore chez James de Rothschild, le « bienfaiteur » de sa soeur Charlotte…
Dans tous ces lieux voués aux plaisirs, elle croise du beau monde, les plus grandes « cocottes » de Paris, Germaine Nanteuil, Loulou Neris, Clara Tambour, Charlotte Neusillet, et les gloires un peu fanées, Fozane, Emilienne d’Alençon, Liane de Pougy… Elle y croise aussi Gabrielle Chanel, dont elle devient vite inséparable. Pour celle qui se fait appeler Coco Chanel, elle brode, coud et assemble des sacs, en tissu, en feutrine, en brocard oriental et en perles de rocaille. Des sacs destinés pour la promenade ou pour le soir, à l’élégance toute classique et que la haute société s’arrache.
Jeanne, dès avant la guerre, est devenue, elle aussi, une gloire, une demi-mondaine réputée, l’une de celles que le maître d’hôtel de Maxim’s, Hugo, qui connaît le tout-Paris, consigne sur ses petits carnets dans son style inimitable, au cas où les clients de l’établissement lui demanderaient quelques conseils… « Gabriel Desly : mille francs pour quinze minutes ; Belle de Neuilly : YMCA (Ya moyen coucher avec) ; Pan-Pan Toussaint : RAF (rien à faire)… » Car Pan-Pan Toussaint, comme on la surnomme, n’est pas une fille facile. Désormais installée dans un petit hôtel particulier de la rue Georges-Ville, tout près de la place Victor-Hugo, elle choisit ses relations, en quête du véritable amour. Même la Première Guerre mondiale ne parvient pas vraiment à interrompre ce tourbillon de plaisirs. Les permissionnaires, les hommes trop mûrs pour aller se battre ou les « planqués » de l’arrière se retrouvent pour de folles soirées chez Maxim’s, où le champagne, encore, coule à flots…
La Grande Boucherie, pourtant, a sonné le glas de la Belle Epoque, cette période d’insouciance où demi-mondaines et fils de familles pouvaient se fréquenter sans crainte du scandale. A la fin de la guerre, Jeanne a trente et un ans. Auréolée de sa gloire passée, elle est plus que jamais en quête de respectabilité. C’est alors, au sortir de la guerre, qu’elle fait la connaissance de Louis Cartier. A quarante-trois ans, ce célibataire est considéré comme l’un des plus beaux hommes de Paris. L’un des plus riches aussi. Depuis le début du siècle, il règne, avec ses deux frères, Pierre et Jacques, sur les destinées de la maison de la rue de la Paix. Une maison dont l’histoire a commencé en 1847, sous la Monarchie de Juillet, lorsque Louis-François Cartier a repris l’atelier de bijouterie de son maître Adolphe Picard, situé au 29, rue Montorgueil, à Paris. Quelques années plus tard, en 1853, il a ouvert un premier magasin dans le quartier du Palais-Royal, là où se trouvaient alors les boutiques d’objets de luxe. En 1899, Alfred Cartier, le père de Louis, a installé l’entreprise rue de la Paix. Puis sont venus Louis, Pierre et Jacques. Dès le début du siècle, les trois frères ont donné à la marque la dimension internationale qui lui manquait encore, ouvrant des succursales à Londres et à New York, sillonnant l’Inde, la Russie, le golfe Persique et les Etats-Unis à la recherche de joyaux d’exception, se faisant un nom auprès des plus grandes cours royales.
En 1904, la maison a obtenu le brevet de fournisseur de la Cour royale d’Angleterre. Conquis par ses créations, le prince de Galles, futur Edouard VII, l’a proclamé « joaillier des rois et roi des joailliers ». Plus particulièrement chargé de l’établissement de la rue de la Paix, Louis Cartier a multiplié les innovations. En 1904, ainsi, sollicité par son ami l’aviateur Alberto Santos-Dumont, qui ne parvenait pas, en plein vol, à lire l’heure sur sa montre de poche, il a créé, avec l’horloger Edmond Jaeger, la première montre-bracelet. Pendant la guerre, il a conçu la célèbre Tank, dont le bracelet a été inspiré par les chenilles des blindés…
Entre Louis Cartier, cet homme exceptionnellement raffiné, et Jeanne Toussaint, dont il avait remarqué jadis les sacs confectionnés pour Coco Chanel et dont il apprécie la sûreté de goût, une longue liaison commence, faite de complicité physique et intellectuelle, qui ne prendra véritablement fin qu’en 1942, à la mort de Louis. De Louis, qu’elle aime passionnément, Jeanne aurait aimé faire son époux. Louis Cartier lui-même y aurait pensé. Mais il doit y renoncer, sous la pression de ses frères et de son père, qui craignent les conséquences pour l’image de la maison… Jeanne sera donc la maîtresse de Louis. Mais, à ses côtés, elle s’initie aux secrets de la haute joaillerie. Bientôt, son amant lui accorde un bureau rue de la Paix. Elle ne sait pas dessiner, qu’importe ! Louis Cartier lui fait entièrement confiance. Aidé des dessinateurs de la maison, Edmond Foret, Charles Jacquot, Gérard Desouches et Peter Lemarchand, elle se fie à son imagination, concevant des montres et des accessoires au style étonnant. « Montures insolites, juxtaposition de pierres, saphirs jaunes et tourmalines, améthystes et coraux… je me sens animée d’une folie exotique », lui fait dire Stéphanie des Horts. De fait, Jeanne Toussaint renouvelle profondément le style des créations de la maison, leur apportant une touche d’onirisme, décorant ses créations de motifs animaux, de dragons et de chimères et d’une végétation luxuriante inspirée des Indes et de l’Orient lointain. Etonnante destinée que celle de Jeanne Toussaint : au début des années 1930, l’ancienne « cocotte » est devenue l’une des figures les plus en vue de la haute bijouterie parisienne. Ses créations ont conquis un public nouveau où l’on trouve aussi bien le maharadjah de Patna que la richissime héritière de la dynastie Singer. Jamais sans doute la maison Cartier n’a autant mérité son surnom de « Joaillier des rois ». En 1933, Louis Cartier lui confie officiellement la direction du département de haute joaillerie…
A ce poste, Jeanne Toussaint « tiendra » la maison, notamment pendant les années difficiles de la guerre, alors que Louis s’est exilé aux Etats-Unis, où il mourra en 1942. C’est elle notamment qui, en 1940, organise le transfert du stock de bijoux laissés en dépôt par les clients de Cartier – et qui représentent une valeur de 50 millions de francs -à Biarritz. Elle encore qui ouvre une succursale en zone libre. En pleine occupation, elle fait réaliser par les bijoutiers de la maison un oiseau aux couleurs du drapeau national, emprisonné derrière une cage. Une provocation aux yeux des Allemands, qui lui vaut d’être arrêtée et emprisonnée quelques jours, puis libérée grâce à l’intervention de Coco Chanel. En 1944, à la Libération de Paris, elle imaginera la célèbre broche L’Oiseau libéré, une merveille au corps en cabochon de corail, aux ailes en lapis-lazuli et à la tête sertie de roses sur platine. Jeanne Toussaint dirigera jusqu’à la fin des années 1950 les créations de la maison, fidèle au style exotique qui la caractérise depuis les années 1920 et dont la collection Panthère marque l’aboutissement. C’est sous sa direction également que sera lancé Must, le premier parfum pour homme. Ayant afin accédé à la respectabilité en épousant, à soixante-sept ans, Pierre Hély d’Oissel, elle meurt en 1978.