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Qui ne se souvient de Japy Frères ? Au début des années 1880, la société était, avec 5.000 ouvriers, l’une des plus importantes de France. Dans les années 1950, elle employait encore 2.000 personnes et fabriquait des machines à écrire, des réveils, des montres, du matériel électrique et des articles ménagers en fer battu. Puis vint le temps du déclin, prélude à l’éclatement puis à la liquidation de l’entreprise, en 1979. A l’origine de cette aventure industrielle, il y a un homme, Frédéric Japy, que jamais la religion et les traditions communautaires ne cessèrent d’inspirer.

Né en 1749 à Beaucourt, un village situé dans le comté de Montbéliard – qui dépend à l’époque du duc de Wurtemberg -, le futur industriel est le fils d’un notable protestant qui, outre son activité de maréchal-ferrant, possède de nombreuses terres dans les environs. La religion protestante le sensibilise très tôt à l’importance du travail et à l’exigence de charité et d’entraide. Comme c’est souvent le cas au sein de la communauté réformée, le jeune garçon reçoit une excellente éducation, fondée sur un apprentissage précoce de la lecture et de l’écriture. A quinze ans, son père l’envoie à la très réputée école française de Montbéliard, connue sous le nom de « Gymnase ». Il est alors logé chez son grand-père, qui exerce en ville le métier d’horloger. Il n’est d’ailleurs pas le seul : la tradition artisanale du pays de Montbéliard – cuir, métal, fondeur de cloches… -, la longueur des hivers qui pousse au développement d’activités d’appoint et l’importance des ressources naturelles locales – eau, minerai de fer… – ont en effet favorisé de longue date le développement de petits ateliers d’horlogerie dans la région. A Versailles et dans les hôtels aristocratiques de Paris, tout le monde connaît Perron, maître horloger à Montbéliard et créateur de pendules et d’horloges réputées. C’est en tout cas en regardant travailler son grand-père que Frédéric Japy décide de devenir horloger. En 1768, il franchit la frontière et s’installe à Locle, dans le pays de Neuchâtel. Un choix qui n’a rien de surprenant, les terres neuchâteloises étant de confession protestante. A dix-neuf ans – un âge plutôt tardif – le jeune homme commence son apprentissage chez un horloger, un certain Abraham-Louis Perrelet…

La Suisse est alors, déjà, le grand centre européen de l’horlogerie. Elle est apparue à Genève dès le XVIe siècle lorsque la Réforme protestante a fortement limité le port de bijoux et interdit aux orfèvres de fabriquer des objets religieux, les poussant à se reconvertir dans la fabrication d’horloges et de boîtiers de montre. Très innovants, les horlogers suisses n’ont cessé d’améliorer les méthodes de fabrication. Tel est notamment le cas d’Abraham-Louis Perrelet. Lorsque Frédéric Japy rejoint son atelier, il vient de mettre au point de nouveaux outillages, notamment un outil à planter et un autre pour arrondir les dents des roues et des pignons. A Locle, le jeune apprenti découvre ces techniques nouvelles. Il découvre également le monde des corporations, qui à l’époque, encadrent – souvent de façon très contraignante – les métiers partout en Europe. Elles le sensibilisent à la notion de solidarité dont il fera, plus tard, le socle de son action. Pour l’heure cependant, son apprentissage terminé, Frédéric Japy rejoint en 1770 comme ouvrier l’atelier de Jean-Jacques Jeanneret-Gris à Locle. Une figure de l’horlogerie locale, créateur de machines-outils mécaniques capables de remplacer en partie le travail manuel, mais qu’il a le plus grand mal à faire accepter par ses ouvriers.

Le travail en atelier a remplacé le travail à domicile

Les machines de Jeanneret-Gris… C’est précisément sur elles que Frédéric Japy décide de s’appuyer lorsqu’il se met à son compte en 1777. Entre-temps, il est revenu à Beaucourt, a épousé la fille d’un important fermier de la région et a travaillé quelque temps dans l’atelier de son père. Très marqué par son séjour en Suisse, il est convaincu qu’il est possible de mécaniser la production de l’ensemble des ébauches – c’est-à-dire les pièces du mouvement – de manière à gagner du temps et de l’argent. C’est à cet objectif que répond l’atelier qu’il ouvre dans un bâtiment appartenant à son beau-père. En fait d’atelier, il s’agit d’une véritable fabrique qui couvre une vaste superficie et dans laquelle travaillent les ouvriers -50 dès 1780, 500 en 1806… Car telle est bien l’innovation fondamentale de Frédéric Japy. A l’époque en effet, dans l’horlogerie comme dans de très nombreux secteurs industriels – notamment le textile -, la fabrication des ébauches est confiée à des artisans qui travaillent depuis chez eux, à la campagne ou en ville, et qui réalisent chacun une pièce bien précise. Toutes les pièces ainsi produites sont ensuite collectées pour être assemblées par un « établisseur », installé dans un atelier généralement de petite taille. L’« établissage », comme on appelle cette organisation, s’avère long et coûteux. C’est précisément pour réduire les cycles de fabrication et minimiser les coûts de transfert des sous-ensembles que Frédéric Japy fait le choix de regrouper la main-d’oeuvre dans un établissement unique. Pour 600 louis d’or, une somme très importante qu’il a pour partie empruntée, l’industriel achète les dix machines-outils que son ancien maître à Locle, Jean-Jacques Jeanneret-Gris, a mises au point quelques années plus tôt. Découragé par les résistances de ses ouvriers et par l’inertie du monde artisanal, l’horloger suisse s’est résolu à vendre ses inventions. Ces machines ne sont pas mues par la vapeur mais par la force mécanique, augmentée pour les plus importantes d’entre elles par un système de courroies et de poulies. En 1793, profitant de la vente des biens de l’Eglise par les autorités révolutionnaires – les « biens nationaux » -, Frédéric Japy achètera un moulin à eau qui lui permet d’utiliser l’énergie hydraulique pour produire les ébauches.

A Beaucourt, plusieurs machines – pour tailler les roues, fendre les vis, tourner les platines des montres… – assurent donc la production des ébauches qui sont ensuite assemblées et vendues à des horlogers, suisses pour la plupart. Le travail en atelier a remplacé le travail à domicile, la fabrication en série s’est substituée à l’article unique et le rythme du travail n’est plus maîtrisé par l’artisan mais imposé par le dirigeant de la société. En ce sens, Frédéric Japy est sans conteste, avec quelques autres comme l’Anglais Richard Arkwright, qui ouvre sa fabrique dès 1769, l’un des pionniers du système de l’usine, symbole de la révolution industrielle. En 1780, l’établissement de Beaucourt produit déjà 2.400 ébauches; elles seront 12.700 en 1806. Alors qu’il fallait auparavant 150 artisans pour produire et assembler les 83 pièces de l’ébauche, il n’en faut plus que 10. Les coûts de production ont fortement baissé. Alors qu’une ébauche réalisée selon les méthodes traditionnelles était vendue 7,50 francs, son prix passe à 2,50 francs. C’est ce cercle vertueux – augmentation des séries, raccourcissement des délais et baisse des coûts – qui allait permettre l’essor de la production et de la consommation de masse.

Une communauté de travail au caractère patriarcal et familial

Révolutionnaire sur le plan industriel, le projet de Frédéric Japy est également profondément novateur sur le plan social. Son séjour en Suisse et les mésaventures survenues à Jeanneret-Gris lui ont fait prendre conscience de l’opposition du monde ouvrier à ce que l’on appellera bientôt le « machinisme ». Sans doute les corporations qui encadraient jadis les métiers ont-elles disparu : elles ont été supprimées en France par la loi Le Chapelier de 1791, qui depuis le rattachement de la principauté de Montbéliard à la France en 1793, s’applique également à Beaucourt. Mais Frédéric Japy est cependant trop conscient des bouleversements générés par le système de l’usine pour ne pas chercher à s’attacher ses ouvriers. Ceux-ci n’en seront que plus impliqués dans leur travail. A une époque où la main-d’oeuvre est très mobile, ils n’en seront également que plus fidèles… Réels, les calculs économiques ne sont cependant pas seuls en cause, loin s’en faut.

Par les valeurs religieuses qui l’imprègnent, par ses expériences passées, par ses convictions, Frédéric Japy considère en effet son entreprise comme une grande famille. A sa manière, il entend préserver l’esprit solidaire qui caractérisait les anciennes corporations. « Je veux que mes ouvriers ne fassent avec moi et les miens qu’une seule et même famille. Mes ouvriers doivent être mes enfants en même temps que mes coopérateurs », dit-il dans une formule qui résume la nature du paternalisme. L’industriel est-il l’inventeur de ce dernier ? Difficile à dire. L’un des pionniers en tout cas ! A Beaucourt, sa fabrique constitue en effet une véritable communauté de travail qui conserve un caractère patriarcal et familial. Dès les années 1790, des ailes sont ainsi ajoutées au bâtiment principal. Elles abritent des salles à manger, des cuisines et, à l’étage, des dortoirs et des chambres à coucher individuelles. Les ouvriers vivent à la fabrique, où ils sont logés et nourris. Frédéric Japy crée même des magasins d’alimentation et de vêtements. L’industriel et sa famille eux-mêmes partagent leurs repas avec le personnel. Chaque soir, il lit un passage de la Bible, se posant ainsi en garant de la moralité de son personnel. Ses successeurs iront encore plus loin en créant des écoles et de véritables cités ouvrières, à l’image de la cité Japy de Fesches-le-Châtel, édifiée au début des années 1870. Philanthrope, Frédéric Japy fait également travailler, dans son usine, des femmes, des vieillards et des aveugles. Les machines étant actionnées par de simples manivelles, ils peuvent, sans difficulté, confectionner des ébauches.

En 1806, Frédéric Japy, alors âgé de cinquante-sept ans, se retire des affaires et confie la société à ses fils Fritz-Guillaume et Louis. Tous deux ont fait leur apprentissage à Beaucourt. Un troisième frère, Pierre, suivra peu après. Ils développeront de nouvelles activités, dans le domaine de la quincaillerie notamment, annonçant ainsi les grandes diversifications à venir. La mort de son épouse, survenue en 1811, affecte profondément Frédéric Japy. Inconsolable, usé par le labeur, il meurt un an plus tard, en janvier 1812.

 

Illustration. Pascal Garnier

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