Juive et banquière au temps de l’Inquisition… Destin peu banal que celui de Gracia Mendès Nassi, l’une des grandes figures de la Renaissance ! De Lisbonne à Constantinople en passant par Londres, Anvers et l’Italie, cette femme au destin exceptionnel sillonna l’Europe, autant pour ses affaires que pour échapper aux persécutions. Aventureuse et parfois même trépidante, sa vie en dit long sur le rôle que pouvaient tenir les femmes en plein XVIe siècle, sur l’extrême mobilité de la communauté juive et la puissance de ses réseaux commerciaux…
Elle appartient à la dynastie des Nassi, ou Naci, une puissante famille juive originaire d’Aragon qui avait trouvé refuge au Portugal au lendemain de l’expulsion des Juifs d’Espagne par les rois catholiques Ferdinand d’Aragon et Isabelle de Castille, en 1492. C’est à Lisbonne que Béatrice de Luna – le nom que portent les Nassi depuis qu’ils ont été contraints de se convertir en 1497 – vient au monde, en 1510. Catholiques en apparence, les Luna sont en réalité des marranes, ou « crypto-juifs », qui continuent à pratiquer le judaïsme en secret.
Une banque au coeur de tous les négoces
De l’enfance de Béatrice, nous ne savons rien. Sans doute reçoit-elle une solide éducation, les Nassi ayant pu quitter l’Espagne avec une grande partie de leur fortune. En 1528, la jeune femme est mariée à l’un de ses oncles maternels, Francisco Mendès, de dix ans son aîné. L’homme n’est pas n’importe qui : membre de la puissante famille des Benveniste, il a fondé, avec son frère Diogo, un établissement commercial doublé d’une banque qui étend ses ramifications à une bonne partie de l’Europe.
Pierres précieuses, argent, textiles, poivre, épices… Disposant de succursales à Londres, Anvers – où s’est installé Diogo – et Venise et de correspondants sur une bonne partie du continent jusqu’à Constantinople, la banque Mendès est partie prenante dans tous les commerces de l’époque. Elle prête également de l’argent aux grands et aux rois, notamment à celui du Portugal, ce qui vaut à la famille d’éviter certaines brimades, comme l’interdiction faite aux Juifs convertis, les « conversos », de quitter le pays.
Départ pour Anvers
Beatrice ne profitera cependant pas longtemps de son époux : en 1535, Francisco meurt prématurément, la laissant seule avec leur unique enfant, Ana, née l’année précédente. Elle est aussi immensément riche : faute d’héritiers mâles, Francisco l’a désignée peu avant de mourir, avec l’accord de son frère Diogo, comme héritière de ses parts dans la banque Mendès. Un an plus tard, elle décide de quitter définitivement Lisbonne. Sous la pression de Charles Quint, roi d’Espagne et empereur des Romains, le Portugal vient d’instituer officiellement l’Inquisition.
Même si d’influents conversos parviennent à retarder la mise en place réelle de l’Inquisition jusqu’en 1547, de sombres heures se profilent pour les Portugais d’origine juive. Béatrice n’attend pas : en 1540, après un long détour par Londres, elle s’installe à Anvers, emmenant avec elle sa soeur cadette, Brianda, la petite Ana et un neveu de Francisco âgé de 15 ans, le futur Joseph Nassi. Le destin de ce dernier allait être étroitement lié à celui de sa tante.
La cité flamande est à l’époque le centre européen du grand commerce et de la haute finance. Vers son port affluent des produits venus du monde entier. C’est là notamment que sont négociés le poivre, le sucre, les noix de muscade, le clou de girofle et la cannelle, en provenance de l’immense empire colonial portugais et qui ne font que transiter par Lisbonne. C’est d’ailleurs ce qui avait poussé Francisco et Diogo Mendès à y ouvrir une succursale. Lorsque Beatrice arrive à Anvers, Diogo Mendès est parvenu à s’assurer un quasi-monopole sur le commerce des épices.
Un vaste réseau clandestin
Partie intégrante des Pays-Bas espagnols sur lesquels règne Charles Quint, Anvers n’est pas dénuée de risques pour la jeune veuve et sa famille. Si l’Inquisition n’y existe officiellement pas et si les « nouveaux chrétiens », comme on appelle les conversos, y bénéficient d’un statut plutôt avantageux, les autorités traquent sans pitié les « faux chrétiens ». De temps à autre on arrête, sous un prétexte quelconque, un riche converso qui n’est libéré qu’après versement d’une énorme rançon. Diogo lui-même en a fait les frais en 1532.
Impossible donc, pour les Mendès, d’afficher au grand jour leur religion. Il faut être prudent ! Il faut également rester discret sur certaines connexions commerciales, par exemple avec les Ottomans. Pendant quelques années, Béatrice suit les affaires de la banque aux côtés de Diogo qui, toujours célibataire à 50 ans, finit par épouser sa soeur Brianda. Mais la jeune femme ne fait pas que cela : avec Diogo, elle organise un vaste réseau clandestin permettant aux « crypto-juifs » de quitter l’Espagne et le Portugal pour des cieux plus cléments.
Sous couvert d’activités commerciales, ils sont embarqués à bord des navires affrétés par la banque Mendès et conduits à Anvers d’où ils peuvent gagner l’Italie ou Constantinople. Charles Quint fait tout pour combattre ces flux, postant des agents sur les routes d’Europe pour arrêter les réfugiés. Beaucoup d’entre eux parviennent cependant à passer entre les mailles du filet.
Risque de confiscation
En 1543, Diogo Mendès disparaît à son tour, laissant la banque entre les mains de sa belle-soeur et de sa veuve, Brianda, elle aussi mère d’une petite fille. Si les deux femmes se partagent la propriété de l’établissement à parts égales, sa gestion est confiée à la seule Béatrice. Celle-ci est alors confrontée à une redoutable menace : sept ans après sa mort, les autorités ont en effet ouvert une enquête contre son mari, Francisco Mendès, accusé d’avoir été un marrane. L’objectif est clair : il s’agit, pour les agents de Charles Quint, de faire condamner le défunt à titre posthume afin de procéder à la confiscation de la fortune familiale ou, à tout le moins, de la moitié de celle-ci.
L’argent, une fois de plus, va faire des merveilles. La banque Mendès a en effet beaucoup prêté : au souverain du Portugal, mais aussi au roi de France, au pape et même à Charles Quint ! En mobilisant ses réseaux, et sans doute aussi en mettant la main à la poche, Béatrice parvient à échapper à la confiscation de ses biens. Mais Anvers n’est désormais plus sûre. Quittant les Pays-Bas, à nouveau accompagnée de sa fille, de sa soeur et de Joseph Nassi, elle gagne Venise en 1544.
Révolte de sa sœur
La vénérable cité lacustre compte alors une importante communauté juive, confinée depuis 1516 dans le ghetto du quartier Cannaregio. Mais Béatrice n’y réside pas : officiellement catholique, elle a élu domicile avec sa famille sur le Grand Canal. La mort de Diogo lui a donné la haute main sur les affaires de la banque Mendès. Depuis la succursale de Venise, elle organise l’importation d’épices et de métaux précieux redistribués ensuite dans toute l’Europe. La jeune femme doit cependant fait face à un problème inattendu : sa soeur Brianda.
La décision de Diogo de confier la gestion de l’établissement à la seule Béatrice – en reconnaissance de ses talents – a suscité une profonde amertume chez Brianda. Riche mais ne pouvant toucher le moindre ducat sans l’autorisation de son aînée, celle-ci rumine son aigreur avant d’attaquer sa soeur en justice en 1547. Le tribunal lui donne partiellement raison : Béatrice est contrainte de consigner à un organisme officiel la moitié de la fortune familiale, le temps pour la fille de Brianda d’atteindre l’âge légal d’hériter.
Retour aux origines
Est-ce pour cette raison que Béatrice décide à nouveau de reprendre la route ? Sans doute. En 1549, elle s’installe à Ferrare, accompagnée d’Ana et de l’incontournable Joseph Nassi. Brianda, elle, est restée à Venise. Une vie nouvelle commence. La famille souveraine de Ferrare, les Este, accueille favorablement les Juifs qui, rareté en Europe, sont reconnus comme une communauté à part entière et bénéficient d’un certain nombre de droits. Pour la première fois depuis sa naissance, Béatrice peut pratiquer librement sa religion.
C’est alors qu’elle prend le nom de Gracia Nassi, renouant ainsi avec le patronyme d’origine de sa famille. Quant à sa fille Ana, elle opte pour le prénom de Reyna. Outre ses affaires, qu’elle continue de suivre dans le détail, elle s’implique largement dans la vie de la communauté juive sépharade, finançant des écoles et une synagogue mais aussi l’édition de textes religieux dont, peut-être, la célèbre Bible de Ferrare, publiée en 1553 et dont l’une des deux premières éditions originales lui est dédiée.
Mais il était dit que Gracia Nassi n’en avait pas fini avec les voyages ! Cette même année 1553, elle décide de quitter l’Italie pour Constantinople. A Ferrare, le climat commence à changer. Depuis l’ouverture du concile de Trente, en 1545, l’heure, en Europe, est à la contre-réforme et à la lutte contre toutes les formes de déviation religieuse, « hérésie » protestante en tête.
Le pouvoir de l’Inquisition en est sorti conforté. Une autre raison a peut-être joué : très impliquée, avec Joseph Nassi, dans l’aide clandestine aux conversos d’Espagne et de Portugal, elle a, semble t-il, été dénoncée aux autorités de Ferrare… Agée de 43 ans, Gracia Mendès se réfugie dans les Etats du sultan ottoman. Depuis 1492, de très nombreux Juifs, venus de la péninsule Ibérique et bientôt de toute l’Europe, y ont en effet trouvé refuge.
Sous la protection de Soliman
C’est à Constantinople, ville immense et cosmopolite, que Gracia finira sa vie. Non sans avoir auparavant marié sa fille Reyna à Joseph Nassi, qui l’ont une fois de plus suivie dans cette nouvelle aventure. Ayant réussi à préserver une grande partie de la fortune familiale, Gracia et Joseph se spécialisent dans le placement des capitaux des marchands Juifs ottomans, dont beaucoup sont d’anciennes relations de la famille.
De finance et de négoce, Gracia s’occupe cependant de moins en moins, se reposant presque entièrement sur Joseph Nassi. Financier de Soliman le Magnifique, celui-ci amorce ainsi son étonnante ascension qui fera bientôt de lui l’un des hommes les plus en vue et les plus puissants de la cour du sultan.
La défense de la communauté juive d’Europe : c’est pour cette seule cause que Gracia se mobilise désormais. C’est elle qui la conduit à animer encore et toujours le réseau clandestin de secours aux marranes ; c’est en son nom également qu’elle tente, en 1556, avec la communauté juive du Levant, d’organiser le blocus commercial d’Ancône, où 25 marranes viennent d’être brûlés vifs. Mais le mouvement échoue.
C’est encore la cause de la communauté juive qui la pousse à acheter au sultan, en 1558, des terres autour de la ville de Tibériade, en Palestine, où elle compte attirer des juifs venus d’Ancône et de la péninsule Ibérique. Cette première expérience de « foyer juif » échoue elle aussi, le premier bateau d’émigrants étant arraisonné par des pirates et ses passagers dépouillés et massacrés. Epuisée par ces incessantes pérégrinations, elle meurt à Constantinople à l’âge de 59 ans.