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«Dans les vastes domaines des Gaules, une énorme caisse garnie de dents est conduite sur deux roues à travers les moissons par un bœuf qui la pousse devant lui, les épis arrachés par les dents tombant à mesure dans le coffre. » Tout le monde a en mémoire la phrase célèbre de l’historien Latin Pline l’Ancien qui attribue aux Gaulois l’invention de la moissonneuse. Totalement inconnue de l’autre côté des Alpes, cette machine impressionna fortement les Romains qui y virent une preuve de l’ingéniosité de ce peuple réputé barbare. L’invention, pour autant, ne séduisit pas les paysans romains qui, dans leur immense majorité, continuèrent à moissonner à la main, manquant ainsi une occasion historique d’améliorer la productivité de leurs terres.

Alors, invention gauloise la moissonneuse ? Les historiens l’assurent. C’est pourtant de l’autre côté de l’Atlantique, aux Etats-Unis, que fut conçue dix-sept siècles plus tard la moderne moissonneuse qui devait donner le coup d’envoi à la mécanisation de l’agriculture, l’une des bases de la puissance américaine.  Son créateur, Cyrus McCormick, jouit aux Etats-Unis d’un prestige considérable. En Virginie, lieu de sa naissance et de ses premières expériences, on ne compte plus les musées qui lui sont consacrés. Plus qu’un inventeur, l’homme passe pour un véritable bienfaiteur de l’humanité au point de figurer au programme scolaire de l’Etat ! Il est vrai que sa moissonneuse permit de multiplier par plus de dix la production journalière de grains, transformant la condition de vie des agriculteurs locaux et rendant à terme possible la constitution d’immenses exploitations. Avec Cyrus McCormick, l’agriculture, activité plusieurs fois millénaire et aux évolutions techniques très lentes, entre de plain-pied dans l’âge moderne.

Plus que du seul Cyrus MacCormick, c’est en fait du clan familial tout entier qu’il faudrait parler. La naissance et la promotion de la moissonneuse McCormick fut en effet une véritable affaire de famille qui impliqua, outre Cyrus lui-même, deux de ses sept frères et sœurs mais aussi son père. Au départ de l’aventure, il y a en effet la haute figure de Robert McCormick, propriétaire terrien et inventeur à ses heures. Né en 1780, originaire d’une famille de calvinistes écossais arrivée en Amérique un demi-siècle plus tôt,  le père de Cyrus McCormick possède, à l’aube du XIXe siècle, plusieurs centaines d’hectares en Virginie mais aussi une scierie, une fumerie de poissons, une distillerie et trois moulins à grains. Propriétaire de plusieurs esclaves, il habite, avec son épouse Mary Ann qu’il a épousée en 1808, un beau manoir en brique où il mène la vie classique d’un grand propriétaire terrien. Qu’est-ce qui pousse cet homme comblé par la vie à passer de longues heures, cloîtré dans son atelier, à mettre au point de nouvelles machines agricoles ? Sans doute l’envie et le besoin d’améliorer encore et encore la productivité de ses terres. Toujours est-il qu’au début des années 1830, il dépose plusieurs brevets pour une moissonneuse à traction animale de son invention qu’il utilise sur son domaine. C’est là que le jeune Cyrus entre en scène.

En 1830, ce dernier a 21 ans. Premier né des huit enfants que Mary Ann a donnés à Robert McCormick, c’est un garçon sans histoire qui, tout comme ce dernier, n’a reçu que des rudiments d’éducation. Sa véritable passion, c’est la mécanique à laquelle il se consacre des heures durant, seul ou aux côtés de son père.  Doué de ses dix doigts, il a même inventé, à l’âge de 15 ans, une sorte de panier articulé pour récolter sans effort les fruits des arbres. Mais le jeune homme a une autre passion : l’argent. « Dès mon plus jeune âge, devait-il raconter plus tard, je laissais mon esprit dériver sur le moyen le plus rapide de gagner un million de dollars. Cet objectif me paraissait aussi impossible à atteindre que nager au milieu des nuages ». Ce rêve impossible, c’est son père qui va lui permettre de l’atteindre. A force de côtoyer Robert McCormick, le jeune homme a en effet fini par comprendre où le bât blesse : « Mon père était très doué pour inventer de nouvelles machines ; mais il n’avait aucun sens des affaires si bien que toutes ses inventions tombaient dans l’oubli alors qu’elles auraient pu rapporter une fortune » racontera-t-il encore.  A force de discussions, il parvient à le convaincre de lui laisser la responsabilité de sa moissonneuse, à charge pour lui d’en assurer la commercialisation.

La première démonstration a lieu à l’été 1831, à Rockbridge County, en Virginie, devant une douzaine de propriétaires terriens. C’est un échec complet. Malgré ses qualités, la machine ne recueille que quelques mots polis et des compliments d’usage. Il en faut cependant plus pour décourager le jeune entrepreneur ! A une époque où il faut six personnes et une journée entière pour moissonner un champs d’un hectare, Cyrus McCormick est persuadé que sa moissonneuse répond à un véritable besoin : n’est-elle pas capable, en une seule journée, de moissonner 5 hectares avec deux personnes seulement ?  Le tout est de convaincre les propriétaires terriens de sauter le pas. Pour cela, pense-t-il, il faut multiplier les démonstrations. Tout au long de l’été 1831, et à nouveau l’année suivante, le jeune homme parcourt l’Etat de Virginie, traînant avec lui, sur un chariot, sa machine, faisant halte où il le peut, logeant parfois chez des fermiers, dormant le plus souvent à la belle étoile. C’est à Lexington, à la fin de l’été 1832, que survient le premier succès. Lorsqu’à l’issue d’une démonstration, un gros propriétaire terrien s’exclame « cette machine vaut cent mille dollars ! », Cyrus McCormick sait qu’il a gagné son pari. Ce jour-là, le jeune vend, pour 110 dollars, sa première machine.

A l’autre bout de la Virginie, du côté du clan McCormick, on commence pourtant à trouver le temps long. L’ambition de Cyrus a fait des émules. Pourquoi ne pas essayer de vendre d’autres inventions maison – une machine à filer le chanvre, des appareillages pour les mines, etc… – estiment Robert McCormick et deux de ses fils ? Peut-être auront-t-elles plus de succès. Voilà donc Cyrus reparti sur les routes de Virginie et des Etats voisins. La moissonneuse, cependant, ne quitte jamais totalement ses pensées. Le soir venu, après ses tournées, il passe de longues heures penché sur son carnet de croquis à imaginer des procédés qui amélioreront la machine. C’est alors, au milieu des années 1830, que sont conçus la plupart des dispositifs qui feront la réputation de la moissonneuse McCormick : doigts en avant de la machine pour guider l’épi de blé jusqu’à la lame, lames à mouvement alternatif, plate-forme de récupération des épis, roue unique… Le jour, devant les fermiers qui l’écoutent vanter les mérites de la machine à filer le chanvre, il ne manque jamais de dire un mot sur sa moissonneuse. Plus que jamais, Cyrus McCormick est persuadé que c’est elle qui révolutionnera l’agriculture américaine.

Il lui faudra cependant patienter près de dix ans avant de voir ses efforts porter ses fruits. Dix ans au cours desquels n’auront été vendues en tout et pour tout qu’une quarantaine de machines, toutes fabriquées à la main par les membres de la famille McCormick ! Entre-temps cependant, de multiples inventeurs – à l’image d’Obed Hussey dans l’Ohio – ont conçu leur propre moissonneuse, commercialisée localement. Considérée comme une curiosité dix ans plus tôt, celle-ci commence, au tournant des années 1830 et 1840, à gagner du terrain parmi les propriétaires terriens qui ont compris que leur avenir passait par une amélioration substantielle de la productivité de leurs domaines. Convaincu qu’il n’y a pas de temps à perdre et qu’il a tout intérêt à capitaliser sur la qualité de ses machines, Cyrus McCormick décide de revoir entièrement son organisation. Pour vendre plus, pense-t-il, il faut sortir de Virginie. Et pour cela, créer un réseau de licenciés. Le projet est l’objet de discussions acharnées au sein du clan, soudain effrayé par l’ambition de Cyrus. Mais celui-ci a le dernier mot. En 1843, le premier contrat de licence est signé en Virginie. Trente machines sont instantanément commandées, obligeant les McCormick à recruter en catastrophe des travailleurs saisonniers ! Dans les quatre ans qui suivent, le système est étendu à l’Amérique des grandes plaines fertiles, l’Ohio, l’Illinois, le Missouri, avant de gagner tout le pays. Chaque année, ce sont désormais 200 à 300 machines qu’il faut fabriquer ! Un véritable triomphe pour Cyrus McCormick que la mort de son père Robert, en 1846, a propulsé à la tête du clan. L’étape suivante – la construction d’une usine capable de répondre à une demande croissante – intervient en 1847.  Avec l’aide de ses frères, de quelques associés et du produit de la vente du domaine familial, un établissement de 2500 mètres carrés doté d’une capacité de production de 1500 machines par an est édifié dans la banlieue de Chicago, au cœur de l’Amérique des grandes plaines. La McCormick Harvesting Machine Company vient de naître.

Le succès, désormais, ne se démentira plus. Entre 1850 et 1860, la production de moissonneuses est multipliée par plus de quatre, passant de 1000 à 4120 exemplaires. Entrepreneur dans l’âme, Cyrus McCormick a fortement innové dans le domaine commercial afin de rendre ses produits plus attractifs. Contrat de garantie, paiement à crédit et en plusieurs fois, possibilité de retour après essai : nombre de ces pratiques devaient être reprises plus tard par les constructeurs automobiles. Pour l’heure, elles permettent à la McCormick Company de se tourner résolument vers le marché de masse. En 1860, sous l’effet de la mécanisation accélérée de l’agriculture, plus de 70% de la surface emblavée outre-Atlantique est moissonnée au moyen d’une moissonneuse mécanique. A elle seule, l’entreprise créée par Cyrus McCormick détient près de 60% du marché américain.  La Guerre de Sécession (1861-1865), loin de freiner l’essor de la firme, contribue au contraire à accélérer son développement. Dans les Etats de l’Union, la moissonneuse McCormick pallie en effet l’absence de milliers d’hommes enrôlés sous les drapeaux et permet de maintenir la production de blé à un niveau sensiblement à celui de l’avant-guerre. « La moissonneuse est au Nord ce que l’esclave est au Sud » pourra dès lors écrire à Cyrus McCormick le secrétaire d’Etat à la Guerre, Edwin Stanton. L’abolition de l’esclavage dans les Etats du Sud, au lendemain du conflit, favorisera pareillement la firme de Chicago en poussant à une reconversion massive des propriétaires terriens vers le machinisme agricole.

Au milieu des années 1860, Cyrus McCormick est devenu ce qu’il avait toujours voulu être : un millionnaire. En 1858, alors âgé de 49 ans, l’homme a épousé Nancy Fowler, la fille d’un gros commerçant de New-York qui lui donnera cinq enfants. Le couple vit dans une somptueuse demeure de dix-huit pièces implantée au cœur de la banlieue industrielle de Chicago. Outre son usine, à laquelle il se consacrera jusqu’à sa mort, Cyrus McCormick est très impliqué dans la vie de l’Eglise Presbytérienne de Chicago et celle du Parti Démocrate dont il est l’un des plus fidèles soutiens…et l’un des plus gros contributeurs privés. Il ne se résignera pourtant jamais à afficher de véritables ambitions politiques. Depuis la présentation de sa moissonneuse au Crystal Palace de Londres en 1851, Cyrus McCormick jouit également d’un immense prestige à l’étranger. En Angleterre, en Belgique, en Italie en Russie, mais aussi au Canada, en Australie et en Nouvelle-Zélande, où elles sont distribuées depuis le milieu des années 1860, ses machines caracolent systématiquement en tête des concours et expositions agricoles. Même la France lui rend hommage : en 1878, il est fait officier de la Légion d’Honneur pour avoir fait plus « qu’aucun homme vivant pour la cause de l’agriculture dans le monde. » Ce sera l’un de ses derniers voyages à l’étranger.

A sa mort en 1884, Cyrus McCormick laisse un immense empire industriel qui, en 1902, à la suite de la fusion avec trois de ses concurrents, prendra le nom d’International Harvester Company avant de fusionner à nouveau, en 1982, avec JI Case pour former le groupe Case IHC. Surtout, il laisse une agriculture profondément transformée : entre 1835 et 1880, la production de blé par tête aux Etats-Unis est passée de 3 à 10 boisseaux (81 à 272 kilos) contribuant à jeter les bases du gigantisme agricole américain. Pionnier de la mécanisation agricole, Cyrus McCormick ouvre également la voie à toute une série d’inventeurs et d’entrepreneurs outre-Atlantique qui, tous, devaient largement contribuer à la modernisation de l’agriculture. Au milieu des années 1830, John Deere met ainsi au point sa première charrue en acier avant de fonder la société qui, aujourd’hui encore, porte son nom ; quelques années plus tard,  en 1842, un autre contemporain de Cyrus Mc Cormick, Jerome Increase Case, invente la première batteuse mécanique et fonde la racine Treshing Machine Works ; en 1852, Daniel Massey créé dans l’Ontario la première faucheuse mécanique. Quelques décennies plus tard et c’est l’apparition, en 1895, en Pennsylvanie, de la société New Holland, autre grand nom du machinisme agricole. Le mouvement gagne également l’Europe comme en témoigne la création en Alsace, dans les années 1830, de la société Kuhn, aujourd’hui l’un des leaders mondiaux des outils agricoles tractés. L’étape suivante sera justement celle du tracteur, inventé en 1893 et où s’illustreront particulièrement deux grands noms d’outre-Atlantique, Henry Ford et Harry Ferguson. Au début du siècle, la deuxième révolution agricole après le Néolithique, celle du machinisme, est en marche. Plus rien ne l’arrêtera.

Illustration : Cyrus McCormick présente sa moissonneuse, 1831

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