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«Elle restera dans les mémoires comme l’une des femmes d’affaires les plus couronnées de succès de Grande-Bretagne. «  C’était en septembre 2007. Apprenant la mort d’Anita Roddick, emportée à soixante-quatre ans par une hémorragie cérébrale, le Premier ministre Gordon Brown rendait un hommage appuyé à cette femme d’affaires atypique. Entrepreneure d’exception, « Dame Anita Roddick », comme on l’appelait depuis qu’elle s’était vu remettre par la reine, en 2003, la « Dame Commander of the Order of the British Empire », l’était en effet. A sa mort, The Body Shop, la chaine de magasins de produits cosmétiques qu’elle avait fondée trente ans plus tôt, comptait 2.000 boutiques dans une cinquantaine de pays, servait chaque jour près de 80 millions de clients et employait 4.000 personnes. Un an avant sa mort, en 2006, Anita Roddick avait vendu son empire au groupe L’Oréal pour la bagatelle de 652 millions de livres, provoquant une ardente polémique outre-Manche. Comment, elle, l’entrepreneure new age, la pionnière du commerce équitable et des cosmétiques respectueux de l’environnement, elle qui s’était battue toute sa vie contre les expériences pratiquées sur des animaux, avait-elle pu ainsi céder aux sirènes du géant mondial des cosmétiques ? « Nous serons comme le cheval de Troie. Les fournisseurs qui ont travaillé chez nous seront désormais référencés chez L’Oréal et contribueront à changer les pratiques et les mentalités », avait-elle répondu à ses détracteurs pour justifier l’opération qui avait fait d’elle l’une des femmes les plus riches d’Angleterre. Quelques mois plus tard, elle annonçait à la presse avoir contracté des années plus tôt, lors d’une transfusion sanguine, l’hépatite C qui devait causer sa mort.

Avec ses tenues fantaisistes, son franc-parler, ses convictions chevillées aux corps, son management très décontracté et son inépuisable énergie – « Je ne perds jamais de temps au lit quand je ne suis pas fatiguée. Dès que je suis levée, il faut que je trouve quelque chose à faire », avait-elle coutume de dire -, Anita Roddick fit toujours figure d’originale dans le monde très feutré des grandes fortunes anglaises, suscitant l’admiration ou l’agacement de ses pairs. Un peu à la manière de Charles Branson, l’emblématique patron de Virgin, auquel on la comparait parfois et dont elle était très proche. Sa vie même a tout d’un roman. Née en 1942 dans la petite station balnéaire de Littlehampton, dans le sud de l’Angleterre, Anita Lucia Perilli est la fille d’immigrants juifs italiens originaires de Naples et arrivés en Angleterre à la veille de la Seconde Guerre mondiale. Sa mère, Gilda, une femme de tête et de coeur, tient, avec son mari, un modeste café en ville. En 1951, alors qu’Anita a neuf ans, elle divorce de son mari – un homme qu’on a choisi pour elle et qu’elle n’a jamais aimé -pour se remarier avec un certain Henry Perella. Ce n’est que dix ans plus tard qu’Anita apprendra que c’est cet homme, qu’elle appelle « Oncle Henry » et qu’elle adore, qui est son véritable père, et non, comme elle l’avait toujours cru, le premier mari de sa mère. Un jour où celui-ci était absent, Gilda s’était donnée passionnément à Henry… Enfant de l’amour, Anita grandit dans une famille très unie mais que tenaillent, à intervalles réguliers, les problèmes d’argent. Propriétaires d’un bar-restaurant situé sur le front de mer, Henry et Gilda gagnent en effet tout juste de quoi subvenir aux besoins de la famille. Le couple et les trois enfants vivent dans une seule pièce située au-dessus du café-restaurant. Tandis que ses deux soeurs dorment dans le même lit, Anita partage le lit de sa mère, Henry étant pour sa part relégué à un autre bout de la pièce, isolé par un simple rideau. Soucieuse d’économiser le moindre sou, Gilda apprend très tôt à ses enfants à ne pas dépenser l’argent à tort et à travers, mais aussi à recycler tout ce qui peut l’être et à faire attention à leur alimentation. Anita se souviendra toute sa vie des préceptes d’économie et de modération que lui a prodigués sa mère. Tout comme, racontera-t-elle plus tard, elle sera durablement marquée par l’une de ses premières lectures d’adolescente – un épais ouvrage sur l’Holocauste -qui lui fera prendre conscience des injustices du monde.

A l’âge de dix-huit ans, cette jeune fille un brin idéaliste élevée dans des écoles catholiques et qui, jeune, rêvait d’être actrice, devient professeure d’anglais et d’histoire dans un collège de Bath. Nous sommes alors à l’aube des années 1960 et un vent de liberté commence à souffler sur la jeunesse. Volontaire, énergique, Anita a vite fait de se lasser de ce métier d’enseignement, qui ne lui réserve guère de surprises. Ce qu’elle veut, c’est voyager, faire des rencontres, connaître de nouvelles civilisations.

A vingt ans, elle entame, sac au dos, l’un de ces « hippy trails » dont commencent à raffoler les hippies du monde entier et qui la conduit aux quatre coins du monde, de la Polynésie française à l’Amérique du Sud en passant par l’Inde, le Maroc, l’Australie et Israël, où elle travaille quelque temps dans un kibboutz. Débrouillarde et dotée d’un étonnant bagou, elle parvient même à se faire recruter par une agence dépendant des Nations unies basée à Genève. Mais en 1964, lassée des pesanteurs administratives, elle retourne à Littlehampton. C’est là, le jour même de son arrivée, alors qu’elle est allée prendre un verre dans le night-club qu’a ouvert sa mère au lendemain de la mort de son deuxième mari, qu’elle rencontre Gordon Roddick, le fils très séduisant d’un important négociant en grains écossais. « J’avais envie d’un enfant et je l’ai donc dragué », racontera-t-elle plus tard avec son habituel franc-parler. Le couple se mariera à Reno, en Californie, après la naissance de leur premier enfant, une fille. Une autre fille suivra un peu plus tard.

Aussi décalés l’un que l’autre, Anita et Gordon entreprennent, ensemble, un nouveau « hippy trail » avant de revenir se fixer à Littlehampton, où ils ouvrent un « bed and breakfast » puis un restaurant. Encore tout imprégnés de leur tour du monde, les deux jeunes gens ont imaginé ouvrir un restaurant végétarien dont les tables, des semaines durant, resteront désespérément vides, avant de changer leur fusil d’épaule en catastrophe et de proposer le classique steak-frites. Les clients afflueront immédiatement. De cet épisode, Anita conservera un principe : proposer toujours aux clients ce qu’ils veulent. Un principe qui va bientôt lui être des plus utiles…

Un soir de 1975, Gordon annonce en effet subitement à sa femme qu’il a l’intention de réaliser dans les plus brefs délais un rêve de jeunesse : rallier New York depuis Buenos Aires… en bicyclette ! Un projet, dit-il, qui lui prendra au moins deux ans. Une telle lubie eût sans doute fait exploser n’importe quel couple. Anita, elle, décide de respecter le choix de son mari. Se sentant incapable de tenir seule le restaurant, qui rapporte tout juste de quoi nourrir la famille, elle décide d’ouvrir un petit magasin de produits cosmétiques. Mais pas n’importe quels produits ! En bonne hippy qu’elle est, elle veut vendre des produits naturels, sans colorants ni adjuvants chimiques, fabriqués par de petits producteurs traditionnels. Le moment est favorable. Partout dans le monde en effet, l’écologie a le vent en poupe. En 1970, aux Etats-Unis, près de 20 millions de personnes ont participé à la première célébration du Jour de la Terre afin de réclamer une législation en faveur de la protection de l’environnement. Un an plus tard, a été fondé au Canada le mouvement Greenpeace, suivi, en 1971, de l’association Les Amis de la Terre. Au fil des années, les consommateurs font montre d’une sensibilité accrue envers les questions environnementales. Se souvenant de son premier échec de restaurant végétarien, Anita Roddick a parfaitement perçu ces évolutions, qui ont en plus le mérite de correspondre à ses propres convictions. En 1976, tandis que son mari est parti pédaler dans la pampa, la jeune femme s’en va trouver son banquier pour qu’il lui accorde un prêt de 4.000 livres. « Il m’a regardé sans aucun enthousiasme et m’a refusé purement et simplement les fonds, devait-elle raconter. Je suis revenue quelques jours après avec un beau « business plan » plein de graphiques en couleur et, là, il m’a tout de suite dit oui. »

Le premier Body Shop – un nom qu’elle a trouvé spontanément et qui suggère les bienfaits de ses produits pour le corps -ouvre en 1976 à Brighton. Il ne propose alors qu’une vingtaine de références, toutes fabriquées par des petits producteurs locaux. Crèmes à base de concombre ou de fleurs, shampooings au miel… Prudente, Anita a calculé qu’il lui fallait, pour rentrer dans ses frais, réaliser un chiffre d’affaires de 300 livres par semaine. La surprise est de taille ! Le jour même de son ouverture, le petit magasin de Brighton vend pour près de 200 livres de produits, un véritable triomphe pour la jeune femme. Attirés par la mise en scène – les murs ont été peints en vert pour masquer les taches d’humidité sur les murs, mais cette couleur correspond parfaitement au positionnement du magasin -, l’absence de publicité agressive et l’aspect engageant des produits, les clients se sont littéralement précipités sur le magasin ! L’histoire raconte que, dans ce démarrage réussi, Anita aurait été fortement aidée par un commerçant grincheux dont la boutique était implantée auprès du Body Shop. S’étant plaint que ce nom fleurant bon le sex-shop risquait de lui faire perdre ses clients, Anita lui aurait répondu en adressant au journal local une lettre émouvante dans laquelle elle se présentait comme une simple mère de famille désireuse de vendre des shampooings de qualité afin d’assurer l’avenir de ses enfants, suscitant en retour la curiosité des femmes de la ville…

Portée par son succès, Anita Roddick a vite fait d’ouvrir un deuxième magasin six mois plus tard, dans un garage dont le propriétaire touchera, lors de l’entrée en Bourse de la société en 1984, plus de 10 millions de livres ! C’est le début d’un formidable développement. En 1985, la chaine compte déjà 400 magasins. Ils seront 700 en 1990, 1.900 en 1999, près de 2.000 en 2005 ! La recette du succès est, à chaque fois, la même : des produits naturels et respectueux de l’environnement, ne nécessitant aucune expérimentation sur des animaux et venus parfois de très loin, comme cette huile à base de noix du Brésil qu’Anita, restée une grande voyageuse dans l’âme, est allée chercher en Amazonie, chez les Indiens Kayapo. Pionnière en matière de cosmétiques responsables, l’entrepreneure l’est également en matière de développement durable. Grâce aux achats de leur huile, les Indiens Kayapo pourront ainsi préserver leur mode de vie traditionnel. Douée d’un incontestable sens du marketing, Anita sait également mettre au point des publicités originales et totalement à rebours des codes traditionnels du secteur. Comme ces fameux posters des années 1980 montrant des femmes obèses allongées sur un canapé avec, pour légende : « Il y a 3 milliards de femmes qui ne ressemblent pas à des super-modèles, et seulement 8 qui leur ressemblent. «  Les années passant, Anita Roddick s’investit dans de multiples causes, qu’il s’agisse de la défense des baleines, de la préservation du mode de vie des populations traditionnelles, ou du soutien à Greenpeace, dont elle devient l’un des principaux donateurs. Revenu de son périple à bicylette, Gordon a, lui, pris en charge les aspects financiers de l’entreprise, mais aussi le développement de l’enseigne. C’est lui, notamment, qui a mis au point un système de franchise, une formule peu répandue encore dans le monde du commerce et qui permet de responsabiliser les gérants de magasin sans alourdir les coûts fixes del’entreprise.

Une seule fois seulement, l’empire manquera de s’effondrer. En 1993, probablement à l’instigation de concurrents, des rumeurs persistantes, relayées par plusieurs médias, laissent entendre que les produits vendus dans les boutiques The Body Shop ne sont pas aussi naturels que le couple Roddick le prétend… Il faudra une enquête lancée par une agence indépendante pour que la chaîne soit totalement blanchie de tout soupçon de fraude. Choqués sans doute par l’attitude des milieux d’affaires, Anita et Gordon chercheront un peu plus tard à racheter les parts acquises par les investisseurs lors de l’entrée en Bourse, avant d’y renoncer en raison du prix. Ce sera à L’Oréal qu’Anita Roddick, se sachant malade et probablement condamnée à terme, décidera finalement de vendre…

 

Illustration de l’article : Pascal Garnier

 

 

 

 

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