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Vous ferez des films, c’est d’accord, mais en dehors de vos heures de travail et à condition que votre courrier n’en souffre pas… » En ce jour de 1896, Alice Guy ne peut cacher sa joie. Son « patron », Léon Gaumont, le dirigeant de la société qui porte son nom et dont elle est la secrétaire, a fini par accéder à sa demande, l’autorisant, à ses heures perdues, à mettre en scène et à tourner de petits courts-métrages. La vie de la jeune femme va s’en trouver totalement bouleversée… A l’exception des spécialistes du cinéma, Alice Guy est aujourd’hui un peu oubliée. Elle fut pourtant l’une des pionnières du septième art. Ce n’est que récemment que cette pionnière du cinéma a commencé à sortir de l’oubli. « Alice Guy est une combattante », souligne Emmanuelle Gaume dans la biographie qu’elle lui a consacrée en 2015. Un trait de caractère qui s’explique peut-être par son enfance. La future réalisatrice naît le 1er juillet 1873 à Saint-Mandé, dans une famille de la bonne bourgeoisie. Son père, Emile Guy, est un homme d’affaires prospère. Installé depuis quelques années à Santiago du Chili, il y a fondé une importante chaîne de librairies. Son père ? Pas tout à fait en réalité…

Après avoir donné quatre enfants à son époux, sa mère, Mariette, a en effet eu une liaison avec un Mapuche – un Indien du Chili. C’est lui, et non Emile, qui ne l’ignore pas, le véritable père d’Alice. Dans un souci de discrétion sans doute, Mariette a décidé d’accoucher en France puis de confier la nouveau-née à ses grands-parents, installés en Suisse. Enfant illégitime : ce qualificatif, véritable tache pour la bonne société de l’époque, ne cessera d’obséder Alice Guy, qui, toute sa vie, souffrira d’un sentiment d’abandon. Ce n’est qu’à l’âge de quatre ans que la petite rejoint sa famille au Chili. Elle y découvre un monde nouveau, haut en couleur et encore pétri de traditions; aux côtés de ses nourrices indiennes, elle apprend l’espagnol : et découvre la froideur de son père. Pas pour longtemps : alors qu’elle vient d’avoir six ans, elle est renvoyée en France pour y suivre, en pension et avec ses soeurs, sa scolarité.

La rencontre avec Léon Gaumont

Dix ans plus tard, sa situation et celle de sa famille ont bien changé. Après avoir fait faillite, Emile Guy est mort. Alice vit à Paris, avec sa mère et ses soeurs. Parce que les temps sont devenus plus difficiles, la jeune fille veut travailler et entreprend des études de sténographie, une discipline en plein essor depuis l’apparition de la machine à écrire. Son diplôme en poche, elle entre comme secrétaire au Comptoir Général de Photographie, une société qui commercialise du matériel optique et des appareils photographiques. Un certain Léon Gaumont a également été recruté par les frères Richard. Il a trente ans, est issu d’un milieu modeste et a dû quitter l’école à l’âge de seize ans pour gagner sa vie. Passionné par la photographie, il s’est familiarisé avec la fabrication d’instruments de précision en rejoignant la société de Jules Carpentier, le futur inventeur, avec les frères Lumière, du cinématographe. Entre Alice Guy et Léon Gaumont, c’est le début d’une longue histoire placée sous le signe du cinéma…

En 1895, Léon Gaumont rachète la société des frères Richard, qu’il renomme « L. Gaumont et Compagnie ». Et commercialise toutes sortes d’appareils tels que phonographes, lanternes magiques, chronophotographes et biographes, qui permettent de projeter des séries d’images en instantané. Pour Alice Guy, c’est une vie nouvelle qui commence. A vingt-deux ans, elle est devenue la secrétaire personnelle de Léon Gaumont. En décembre, elle assiste à l’une des premières projections publiques de « La Sortie des usines Lumière » de Louis Lumière. C’est la révélation : pourquoi la société Gaumont ne réaliserait-elle pas de petits films ? Conçues à la manière de bandes de démonstration, ces courtes saynètes animées permettraient de promouvoir le chronophotographe au format 60 mm que Léon Gaumont peine à vendre. Idée géniale que l’industriel finit par accepter en 1896. Mais à la condition cependant que cela n’empiète pas sur son travail…

Secrétaire le jour, cinéaste le soir…

Rue Saint-Roch à Paris, où la société Gaumont a son siège, « Mlle Alice » mène donc une double vie : secrétaire dans la journée et cinéaste le reste du temps. Son premier film, d’une durée de 51 secondes, est réalisé dès 1896 : « La Fée aux choux ». Alice Guy devient ainsi la première femme au monde à réaliser et produire un film, prenant place parmi les pionniers du septième art, aux côtés des frères Lumière et de Georges Méliès. Impressionné, Léon Gaumont décide alors de créer un département prises de vues et de le lui confier. A vingt-trois ans, Alice Guy se lance dans sa nouvelle passion. Entre 1896 et 1907, elle réalisera plus de 300 films. Travaillant douze heures par jour, écrivant elle-même les scénarios et choisissant ses collaborateurs, ses décors et ses comédiens, elle s’essaie à tous les styles : comédies, drames, films policiers, science-fiction, opéras, westerns… En 1905, elle franchit une étape majeure en réalisant ce qui est sans conteste le premier péplum de l’histoire, « La Vie du Christ ». Cette « superproduction » de 38 minutes, une durée exceptionnelle pour l’époque, mobilise près de 300 figurants et ne nécessite pas moins de 25 décors différents. Le film fait beaucoup pour la notoriété d’Alice Guy. Gustave Eiffel lui-même salue celle qu’il a baptisée « la première femme à faire du cinéma ». Les films tournés par Alice Guy sont désormais projetés dans le réseau de salles que la société a créé. La jeune femme ne travaille plus seule. En 1899, elle s’est assuré la collaboration de Ferdinand Zecca, avec lequel elle a réalisé « Les Méfaits d’une tête de veau ». En 1905, elle recrute Louis Feuillade, qui devient son scénariste attitré. 

Libérée d’une partie de ses tâches, Alice Guy peut dès lors se consacrer pleinement à sa nouvelle lubie : le cinéma sonore, les « phonoscènes » comme on l’appelle à l’époque. Les premiers sont réalisés et diffusés dès 1902. Il s’agit des tout premiers films musicaux de l’histoire. Dix ans après son entrée au Comptoir Général de Photographie, Alice Guy a changé les destinées de la maison Gaumont, devenue, avec Pathé, l’une des plus importantes sociétés de production du monde. A peine trentenaire, la collaboratrice de Léon Gaumont ne vit que pour son travail. Toujours célibataire, elle ignore les avances de Louis Feuillade. 

Tout change en 1906. Alice Guy rencontre Herbert Blaché, cadreur de vingt-cinq ans, beau, amateur de femmes et d’un dynamisme à toute épreuve. Entre « Mlle Alice » et lui, le coup de foudre est immédiat. Ils se fiancent en décembre et se marient trois mois plus tard. Née d’une mère anglaise et d’un père français, ayant déjà pas mal bourlingué et parlant couramment la langue de Shakespeare, Herbert Blaché propose à Léon Gaumont de représenter la société aux Etats-Unis. Alice se rallie sans enthousiasme au projet de son mari. Quitter « ses » studios est, pour elle, un véritable crève-coeur ! Le couple s’installe à New York. Tandis qu’Herbert tente de vendre les appareils de la Gaumont, avec un succès très limité, Alice, elle, se livre aux joies de la maternité. En 1908, elle accouche d’une fille. Un fils suivra peu après. Renoncer définitivement au cinéma ? Elle ne peut s’y résigner. En 1910, elle crée avec Herbert une maison de production, Solax, puis un grand studio implanté à Fort Lee, dans le New Jersey, alors épicentre de l’industrie cinématographique aux Etats-Unis.

La réussite américaine

Pour l’édifier, Herbert et Alice ont dû lever 100.000 dollars et s’assurer le soutien d’associés américains. Le studio est alors le plus important du pays. C’est le domaine réservé d’Alice. A ses acteurs, dont certains deviendront célèbres, elle conseille de « jouer naturel », leur interdisant de se maquiller ou d’apprendre leur texte par coeur afin de laisser sa place à l’improvisation. Des idées nouvelles pour l’époque. Comme en France, elle fait montre d’une grande audace, réalisant des films d’action hyperréalistes, poussant les acteurs à réaliser de spectaculaires cascades, n’hésitant pas à faire sauter un véritable bateau quand ses concurrents, eux, se contentent de modèles réduits. La presse américaine est fascinée par « la charmante petite dame française ». Pour ses idées pionnières bien sûr. Mais aussi pour son salaire mensuel de 25.000 dollars. Du jamais-vu encore pour une femme…

Mais le vent, déjà, commence à tourner. A la fin des années 1910, les studios de cinéma abandonnent progressivement le New Jersey pour migrer vers la côte Ouest. La formidable saga d’Hollywood commence. A la tête de Solax, Herbert Blaché multiplie les erreurs de gestion. En 1921, le studio de Fort Lee doit être vendu pour apurer ses dettes. Coureur invétéré, Herbert multiplie en outre les liaisons. Folle de jalousie, Alice lui tire même dessus avec un revolver, le blessant à l’épaule. En 1922, le couple divorce. Tandis qu’Herbert s’installe à Hollywood, Alice retourne en France et tente de se refaire une place dans l’industrie du cinéma. Sans succès. En 1927, elle repart pour les Etats-Unis. Mais le temps des petites maisons de production indépendantes est bel et bien révolu. Alice Guy s’installe alors dans le New Jersey avec ses enfants et se met à écrire des contes pour enfants. C’est là qu’elle mourra en 1968.