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Des deux fondateurs de Sony, le plus connu du grand public et des médias est sans conteste Akio Morita. Cet entrepreneur de génie, disparu en 1999, incarna totalement, de son vivant, les destinées du groupe japonais au point d’agacer ses équipes, et même son très discret associé, Masaru Ibuka. Non content de se définir comme un patron visionnaire – ce qu’il était d’ailleurs – Morita ne prétendait-il pas avoir inventé, à lui tout seul ou presque, le Walkman, l’un des produits les plus emblématiques de la firme ? Une affirmation qui suscita un certain malaise en interne et irrita quelque peu Masaru Ibuka, même si celui-ci, en bon Japonais qu’il était, n’en laissa rien paraître. Pendant plus de cinquante ans les deux hommes furent en fait parfaitement complémentaires, Morita gérant l’organisation, les finances, les relations extérieures et le lancement des produits qu’Ibuka, l’ingénieur inspiré, concevait et réalisait de son côté. A la mort de son associé, en 1997, Akio Morita devait, d’ailleurs, reconnaître combien l’amitié et la confiance qui cimentaient leurs relations depuis 1946 avaient contribué au phénoménal succès de Sony.

Akio Morita et Masaru Ibuka, ou l’histoire d’une rencontre dans le Japon en guerre… C’est en effet en 1942, dans un laboratoire de la Marine impériale situé non loin de Tokyo et qui travaille alors sur des systèmes de détection de chaleur et de thermoguidage des projectiles, que les deux hommes font connaissance. Masaru Ibuka a alors trente-quatre ans. Diplômé de la très réputée université Waseda, il a commencé sa carrière dans un laboratoire de produits chimiques pour l’industrie de la photographie, avant de créer sa propre entreprise. Brillant, inventif, c’est l’un des ingénieurs les plus prometteurs de sa génération. Akio Morita est son cadet de treize ans. Né en 1921 à Nagoya, dans le centre du Japon, il est issu d’une très ancienne famille présente depuis quinze générations dans la fabrication et la distribution de saké. Contrairement à Ibuka, son éducation a été très influencée par le mode de vie occidental. Chez les Morita, on est, en effet, très ouvert à la culture européenne. Comme au Palais impérial, la cuisine française y est à l’honneur. Tout comme les vins, ces vins que le grand-père d’Akio a tenté, en vain, d’acclimater au Japon, faisant même venir des vignes du Bordelais jusqu’à Nagoya… Amateur d’art, l’un des oncles d’Akio est, de son côté, parti vivre plusieurs années à Paris, ramenant de son périple toutes sortes de souvenirs et, surtout, de fabuleuses images tournées avec sa caméra Pathé qui fascinent le futur industriel. Ce contact précoce avec la culture occidentale allait jouer un grand rôle dans le développement de Sony. Pour l’heure, le père d’Akio aimerait que son fils poursuive la tradition familiale. Mais le jeune Morita ne s’intéresse guère au saké. Sa vraie passion, c’est l’électronique naissante, et en particulier la radio. C’est elle qui le pousse à entreprendre des études de physique à l’université impériale d’Osaka. Lorsqu’il en sort diplômé, c’est pour être aussitôt mobilisé et affecté au centre de recherches de pointe de la Marine où travaille déjà Masaru Ibuka.

Liés par une même passion pour l’électronique, les deux hommes nouent d’emblée une relation d’amitié très forte, que seule la fin de la guerre vient – momentanément – interrompre. Nous sommes alors en septembre 1945, un mois après la capitulation du Japon. De retour à Tokyo ravagé par les bombardements américains, Masaru Ibuka crée une nouvelle entreprise, pompeusement baptisé « Institut de Recherche des Télécommunications de Tokyo ». En fait d’institut de recherche, la société, qui emploie une dizaine de techniciens et dont les locaux prennent l’eau de toutes parts, se contente de réparer les postes de radio que les Japonais lui confient, recevant souvent du riz en guise de paiement. Très vite cependant, Ibuka commence à travailler sur des convertisseurs à ondes courtes qui permettent de recevoir des gammes d’ondes non prévues par un récepteur en les convertissant en une autre fréquence. Un dispositif connu depuis longtemps et que les Japonais, friands de nouvelles du monde, s’arrachent littéralement. Comptant pour clients de simples particuliers mais aussi des administrations, le modeste Institut de recherche des télécommunications de Tokyo commence, du coup, à attirer l’attention. Au début de l’année 1946, un petit article sur les convertisseurs mis au point par Masaru Ibuka paraît ainsi dans un journal japonais. A Nagoya, où il est retourné après la guerre, Akio Morita tombe dessus par hasard. Sa lecture le pousse à reprendre contact avec son ami, qui, en retour, l’invite à le rejoindre dès que possible. Une offre qu’Akio Morita accepte aussitôt, renonçant ainsi à une carrière de professeur au sein du Tokodai – l’Institut de technologie de Tokyo.

L’obsession de la miniaturisation

Les deux hommes travailleront quelques mois seulement au sein de l’Institut de recherche créé par Ibuka, avant de changer d’orientation et de créer, ensemble, une autre société. La raison de ce nouveau départ ? Les fameux autocuiseurs de riz. C’est ensemble que les deux amis, persuadés qu’il y avait là un immense marché à conquérir, ont en effet décidé de lancer ces petits appareils en bois munis d’électrodes et destinés à chauffer un mélange d’eau et de riz. Las ! L’expérience se solde par un véritable désastre, le riz n’étant pas assez cuit ou, au contraire, franchement brûlé. L’échec cinglant de l’autocuiseur pousse Ibuka et Morita à revenir à leur première passion : la radio. Le 7 mai 1946, ils fondent ensemble la Totsuko, la Compagnie de Télécommunications de Tokyo, la future Sony. Les deux compères disposent en tout et pour tout de 500 dollars. Une somme bien insuffisante pour développer une affaire, qui, faute de pouvoir faire plus, se contente les premières années de fabriquer des pièces détachées pour appareils radio. Menacée à plusieurs reprises de faillite, la Totsuko n’y échappera que grâce à l’argent du père d’Akio Morita. A force de renflouer l’entreprise, celui-ci deviendra d’ailleurs rapidement son premier actionnaire.

A Akio Morita la responsabilité des finances de la société, de son organisation, des relations publiques – un rôle dans lequel il excelle ! – et du marketing; à Masaru Ibuka la conception des nouveaux produits : dès le départ, les deux associés se répartissent les tâches. Discret, méticuleux, obsédé par le détail, Masaru Ibuka a un objectif : faire de l’entreprise un lieu où les ingénieurs puissent s’adonner en toute tranquillité à leur passion créatrice. Lui-même passe de longues heures à tester des matériels de son invention, dont les prototypes jonchent littéralement le sol de son bureau. « Il faut faire toujours plus petit, faire des produits de poche » : tel est le mot d’ordre de ce formidable visionnaire, qui a compris, très tôt, que l’avenir dans l’électronique était à la miniaturisation, condition indispensable pour conquérir le marché de masse. Doté d’un extraordinaire génie marketing, Morita, de son côté, met « en musique » les intuitions de son associé.

Sony, pionnier de la révolution technologique

Deux exemples : en 1950, Ibuka a la conviction que les magnétophones à bande, qui existent, déjà, aux Etats-Unis et en Europe, sont promis à un bel avenir. Avec quelques techniciens, il en fabrique une cinquantaine, d’une qualité remarquable mais proposés à un prix exorbitant. Morita a alors l’idée de vendre ces machines, inaccessibles aux particuliers, aux administrations – tribunaux et services de police notamment – ainsi qu’aux écoles. Pari réussi ! Commandés en grand nombre, les magnétophones de la Totsuko pourront, peu après, être produits en plus grand nombre, entraînant en retour une baisse des prix et donc une commercialisation vers le grand public. De même, c’est Ibuka qui, le premier, comprend tout l’intérêt des transistors, une invention des laboratoires américains Bell que personne encore n’a eu l’idée d’utiliser pour des applications massives – à l’exception de prothèses auditives. Tout à son idée de « faire toujours plus petit », Masaru Ibuka a, lui, la conviction que ce petit composant électronique peut être utilisé pour la fabrication de récepteurs radio de taille réduite. Et c’est bien ce qui se passe ! En 1957, l’entreprise lance son premier poste de radio « de poche ». En réalité, l’engin est encore bien trop grand pour une poche standard. Qu’à cela ne tienne ! Afin de lancer le produit, Morita fait confectionner pour ses vendeurs des chemises munies de poches à la bonne taille. C’est le premier vrai succès de l’entreprise auprès du grand public. La société, du coup, change de nom : en 1958, la Totsuko devient Sony, du latin « sonus », le son…

L’alliance de la vision technique et du génie marketing : c’est elle qui fera le succès de tous les musts de Sony, véritables condensés d’innovations et hymnes au toujours plus petit : téléviseurs Trinitron et magnétoscopes dans les années 1960, Walkman dans les années 1970, téléviseurs portables dans les années 1980, vidéo 8 mm et disque compact plus tard… Ces développements, Masaru Ibuka les fera sans jamais quitter très longtemps le Japon et ce, contrairement à son associé. Fasciné par le monde, et notamment par cet Occident, qui lui est familier depuis son enfance, Akio Morita multiplie, en effet, les voyages à l’étranger. Dans les années 1960, au moment de la création de Sony America, il va même plus loin en s’installant plusieurs mois aux Etats-Unis avec sa famille pour étudier la culture et le style de vie des Etats-Unis. Vingt ans plus tard, à la fin des années 1980, c’est aux Etats-Unis toujours qu’il fait prendre un tournant majeur à son groupe, rachetant coup sur coup la maison de disques CBS et le studio Columbia Pictures. L’alliance du contenant – les appareils – et du contenu…

Curieusement, cet homme ouvert au monde déclenchera une polémique en signant en 1989, avec un député ultranationaliste, un petit livre aux accents antiaméricains, voire racistes : « Le Japon qui peut dire non ». L’image de l’industriel à l’étranger en sortira écornée et l’affaire créera, au sein même de Sony, quelques tensions avec Masaru Ibuka. Rien cependant, jusqu’à leur mort dans les années 1990, ne parviendra à ébranler la relation entre les deux associés.

Illustration : Pascal Garnier